Le Covid-19 et son impact sur les relations bailleur / preneur suscitent un contentieux important et retiennent l’attention de la doctrine. En effet, de nombreux commerces et lieux recevant du public ont été fermés administrativement durant les périodes de confinement en raison de l’épidémie de covid-19.
Dès le premier confinement, le législateur a autorisé le gouvernement à prendre, par ordonnances, des mesures pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, rétroactivement à compter du 12 mars 2020 et « permettant de reporter intégralement ou d’étaler le paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux et de renoncer aux pénalités financières et aux suspensions, interruptions ou réductions de fournitures susceptibles d’être appliquées en cas de non-paiement de ces factures, au bénéfice des microentreprises […] dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie » (article 11 I 1° g) de la loi d’urgence n° 2020-290 du 23 mars 2020).
Pour faire face à la première vague de l’épidémie le gouvernement a donc pris des mesures par voie d’ordonnance ayant notamment pour objet de paralyser, les effets de certaines clauses des baux commerciaux et professionnels, notamment des clauses pénales et des clauses résolutoires de plein droit, pendant une période donnée.
Pour faire face à la deuxième vague de l’épidémie, l’article 14 de la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 prévoit, pour certains preneurs exerçant une activité économique affectée par une mesure de police administrative et répondant à des critères d’éligibilité définis par un décret d’application, une neutralisation des sanctions contractuelles et des recours judiciaires dont disposent en principe les bailleurs pour recouvrir les loyers et les charges locatives impayés pendant la période au cours de laquelle l’activité économique aura été affectée.
Les preneurs sont donc légalement protégés dans la mesure où le bailleur a été privé temporairement du bénéficie de clauses du bail ou de garanties pour sanctionner un défaut de paiement de loyers ou de charges locatives.
Toutefois, aucune des mesures réglementaires adoptées dans le cadre de la crise sanitaire n’a remis en cause l’obligation de paiement des loyers, comme il est rappelé fréquemment en jurisprudence.
C’est dans ce contexte que de nombreux preneurs ont unilatéralement suspendu le paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives. Ils soutiennent que l’impossibilité d’exploiter leur commerce et donc de générer un chiffre d’affaires durant ces périodes les dispensent « de facto » de payer leur loyer.
Les juridictions ont été saisies – le plus souvent à l’initiative des bailleurs – pour se prononcer sur l’exigibilité des loyers pendant les périodes de fermetures administratives des commerces.
C’est un panorama statistique de ce contentieux que nous proposons ici.
Nous avons à ce jour identifié et sélectionné 58 décisions dans le cadre de notre étude dont :
- – 7 décisions rendues par le juge du fond (soit 12 % des décisions étudiées) ;
- – 42 décisions rendues par le juge des référés (soit 72 % des décisions étudiées) ;
- – 9 décisions rendues par le juge de l’exécution (soit 16% des décisions étudiées).
Les décisions identifiées ne sauraient être exhaustives et ni préjugerpas du nombre exact des décisions rendues sur ce sujet ; notamment parce que certaines n’ayant pas été publiées.
Pour contester l’obligation de paiement du loyer et des charges pendant les périodes de fermetures administratives ou pour obtenir, à titre subsidiaire, des délais de paiement, les preneurs ont pu soulever plusieurs arguments :
- – la force majeure au sens de l’article 1218 du Code civil (fondement invoqué dans 28 % des cas) ;
- – l’exception d’inexécution au sens de l’article 1219 du Code civil (fondement invoqué dans 26% des cas) ;
- – le manquement à l’obligation de délivrance au sens de l’article 1719 du Code civil (fondement invoqué dans 16 % des cas) ;
- – le manquement à l’obligation de bonne foi au sens de l’article 1104 du Code civil (fondement invoqué dans 14 % des cas) ;
- – la destruction de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil (fondement invoqué dans 13 % des cas) ;
- – l’imprévision (fondement invoqué dans 3 % des cas).
- On peut d’ores et déjà dégager quelques tendances :
1. Les juges ont jugé en droit qu’en équité et se sont assez largement prononcés pour maintenir l’obligation de paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives.
2. Il y a eu beaucoup de décisions en référé et assez peu au fond. Il convient d’être prudent dans l’analyse des décisions en référé qui ne préjugent pas de l’analyse au fond.
3. Les tribunaux ont une approche « casuistique » et prennent en considération les circonstances et les particularités propres à chaque litige telles que :
- – le comportement des parties préalablement à la phase judiciaire ;
- – la bonne foi des parties ;
- – la nature de l’activité exercée par le preneur ;
- – la possibilité pour le preneur d’exercer une activité partielle pendant les périodes de fermeture administrative (par exemple, la vente à emporter) ;
- – le poids économique de chacune des parties ;
- – la qualité de l’argumentaire développé par chacune des parties ;
- – le contexte locatif préexistant dans lequel s’inscrit le litige sur l’obligation de paiement des loyers.
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Fort de ces observations générales, quelques tendances semblent d’ores et déjà se dégager s’agissant des arguments opposés par le preneur au bailleur pour considérer qu’il est en droit de ne pas payer son loyer.
Les statistiques exposées ci-après doivent être considérées comme un simple indicateur des tendances pouvant se dégager de la jurisprudence identifiée à date dans le cadre du contentieux opposant les bailleurs et les preneurs sur le paiement du loyer dans le contexte de la crise sanitaire actuelle en raison de l’épidémie de Covid-19.
Il convient de rester prudent et mesuré dans l’appréciation des tendances se dégageant des statistiques exposées ci-après, compte tenu des éléments suivants :
- – les statistiques ne rendent pas compte de toutes les subtilités ayant pu avoir une incidence sur la décision prise in fine par le juge, telles que rappelées ci-avant ;
- – les statistiques ont été établies sur la base d’un nombre limité des décisions ayant été rendues publiques, à notre connaissance et ne rend donc pas compte de l’ensemble des décisions ayant été rendues sur ce thème à l’échelle du territoire national ;
- – les tendances sont susceptibles d’évoluer au gré des décisions qui seront rendues dans les mois à venir.
1. La force majeure (art. 1218 du Code civil)
L’article 1218 du Code civil dispose que lorsqu’un « événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur« , alors l’exécution de l’obligation est suspendue (si l’empêchement est temporaire) ou le contrat est résolu de plein droit (si l’empêchement est définitif).
La jurisprudence a fixé certaines conditions (l’événement doit être imprévisible, irrésistible, inévitable et extérieur), qui doivent être examinées au cas par cas, en fonction notamment de l’obligation concernée et des clauses du contrat, pour déterminer s’il y a ou non force majeure, y compris s’agissant du Covid-19. A titre d’exemple, une décision rendue dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a considéré que « la diffusion du virus, revêt, à l’évidence, un caractère extérieur aux parties, qu’elle est irrésistible et qu’elle était imprévisible comme en témoignent la soudaineté et l’ampleur de son apparition » (Décision du président du Tribunal de commerce de Paris statuant en référé, 20 mai 2020 RG 2020160407).
Par une décision de principe du 16 septembre 2014 (n°13-20.306), la Cour de cassation, , a décidé néanmoins d’exclure l’application de ce mécanisme aux obligations de payer une somme d’argent (genera non pereunt).
Aussi, la force majeure est généralement écartée par les juges du fond comme en référé.
En effet, sur 34 décisions identifiées :
- – dans 74 % des cas (soit 26 décisions), le juge a rendu une décision favorable au bailleur en rejetant le fondement invoqué par le preneur ;
- – dans 24 % des cas (soit 8 décisions), le juge a rendu une décision favorable au preneur en considérant qu’il s’agirait d’un fondement sérieux au non-paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives (contestation sérieuse en référé et renvoi au fond et/ou fondement possible de suspension du loyer exigible).
Les juges rappellent en effet la plupart du temps que la force majeure ne s’applique pas à l’obligation de payer une somme d’argent en se fondant sur la jurisprudence de la Cour de cassation précitée (en ce sens notamment, CA de Paris, 3 février 2021 19/16222, CA de Grenoble, 5 novembre 2020, 16/04533 (fond)).
De façon plus anecdotique, les juges des référés de la Cour d’appel de Riom du 2 mars 2021 ont écarté la force majeure au motif que « la mise en place d’un fonds de solidarité et de mesures pour reporter ou étaler le paiement des loyers pour une catégorie d’entreprises exerçant une activité économique particulièrement touchées par les conséquences de la propagation du covid-19, démontre que le législateur ne reconnaît pas le caractère de force majeure à la pandémie ».
Toutefois, le juge des référés de la Cour d’appel de Paris par une décision en date du 7 mai 2021 (n°20/15102) semble considérer que la force majeure peut constituer un motif sérieux justifiant l’annulation des loyers si le preneur est en mesure de démontrer de « difficultés de trésorerie rendant impossible tout règlement de ses loyers et charges« . Autrement dit, le preneur doit rapporter la preuve d’une insuffisance de trésorerie rendant impossible le paiement du loyer exigible (difficultés financières insurmontables, surendettement, entreprises en difficulté).
Il convient enfin de noter certains juges des référés ont laissé entendre que la fermeture totale des commerces dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire pourrait revêtir le caractère de la force majeure et constituer un motif de contestation suffisamment sérieux pour écarter la demande de paiement du loyer du bailleur (par exemple, CA Paris 9 décembre 2020, 20/05401).
On relèvera notamment une décision du Tribunal judiciaire de Toulouse du 26 novembre 2020, 20/01121 qui a considéré que :
« au regard du caractère absolu de la fermeture des commerces non essentiels et de l’absence totale de rentrée d’argent pendant une période de deux mois dans la mesure où les dispositifs de substitution de type click and collect n’avaient pas encore été mis en place de façon élargie et la livraison après achat sur internet était, elle aussi, affectée par les dispositions prises pour lutter contre la pandémie, la question du caractère de la force majeure est sérieuse ».
On peut donc s’interroger sur la transposition de l’arrêt précité de 2014 de la Cour de cassation rendue à propos d’un engagement de cautionnement solidaire dans le cadre d’un remboursement d’un prêt bancaire.
En effet, la situation des locataires est très différente de celle d’un débiteur d’une somme d’argent que ce soit au titre d’un prêt ou d’une garantie quelconque.
S’agissant d’un prêt où l’argent a été décaissé par le prêteur, le débiteur a déjà reçu ce à quoi il avait droit aux termes du prêt.
En revanche, le locataire, contraint de fermer son établissement, n’a pas la contrepartie attendue du paiement d’un loyer, à savoir la possibilité d’accueillir des clients et donc de générer du chiffre d’affaires.
Nous verrons si les décisions au fond et notamment de la Cour de Cassation considère que la solution dégagée en 2014 a vocation à s’appliquer à un contrat de bail.
2. L’exception d’inexécution (art. 1219 du Code civil)
L’article 1219 du Code civil pose le principe de l’exception d’inexécution comme suit : ‘ »une partie peut refuser d’exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave« .
L’exception d’inexécution est invoquée par le preneur pour ne pas payer le loyer dû en rappelant au bailleur que les mesures administratives l’ont empêché de jouir paisiblement des locaux commerciaux donnés à bail et, plus précisément l’ont empêché d’exercer toute activité commerciale et donc de générer du chiffre d’affaires.
Il s’ensuit que (i) cette circonstance constitue une inexécution des obligations du bailleur d’assurer au preneur une jouissance paisible au sens de l’article 1719 du code civil et que (ii) cette inexécution qui affecte une obligation essentielle du bailleur est suffisamment grave pour justifier, en application de l’article 1219 du code civil, une exception d’inexécution.
« Je ne paye plus le loyer puisque je suis empêché d’exercer mon activité commerciale dans les locaux loués » ; l’exploitation des locaux loués étant par essence la contrepartie du paiement du loyer dans le cadre d’un bail commercial.
D’un point de vue statistique, la majorité des décisions recensées se montre peu sensible à cet argument.
En effet, sur 32 décisions identifiées :
- – dans 69 % des cas (soit 22 décisions), le juge a rendu une décision favorable au bailleur en rejetant le fondement invoqué par le preneur ;
- – dans 31 % des cas (soit 10 décisions), le juge a rendu une décision favorable au preneur en considérant qu’il s’agit d’un fondement sérieux au non-paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives (contestation sérieuse en référé et renvoi au fond et/ou fondement possible de suspension du loyer exigible).
Les juges du fond refusent l’application de l’exception d’inexécution en l’absence d’un manquement du bailleur à ses obligations au titre du bail. Sur ce point, il a été jugé que le bailleur n’est pas garant du trouble de jouissance résultant de la fermeture administrative du commerce du preneur ni de « la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif, dans lequel s’exerce son activité » (TJ de Paris, 25 février 2021, 18/02353) ; et que « la fermeture administrative [n’est] pas en lien avec un manquement du bailleur qui aurait rendu le local inexploitable au regard de l’activité prévue au bail » (TC de Lyon, 17 novembre 2020, 2020J00420) tandis qu’une décision de la Cour d’appel de Grenoble du 5 novembre 2020 (n°16/04533) rappelle que « le bail commercial n’a pas subordonné le paiement des loyers à une occupation particulière des locaux ni à aucun taux de remplissage ».
En référé, les décisions sont moins tranchées. Ainsi, le Tribunal judiciaire de Paris par une décision du 18 septembre 2020, (n°20/54327) a pu considérer que « l’exception d’inexécution, soulevée par le locataire, à la lumière de l’obligation de négocier de bonne foi les modalités d’exécution du contrat, peut constituer une contestation sérieuse de la demande en paiement des loyers » (dans le même sens, TJ de Paris, 26 octobre 2020, 20/53713 et 20/5590 (référé) et TJ de Boulogne Sur Mer, 4 novembre 2020, 20/00205 (référé).
A l’inverse, certains juges des référés ont pu s’inspirer de solutions anciennes de la Cour de cassation pour rejeter l’application de l’exception d’inexécution aux périodes de fermetures administratives en temps de crise du Covid19.
A ce titre, la Cour d’appel de Paris du 7 mai 2021 (référé) se réfère à deux arrêts de la Cour de cassation (Cass. 3e Civ.,12 juillet 2000, pourvoi n° 98-23.171; Cass. 3e Civ., 3 juillet 2013, pourvoi n° 12-18.099) pour considérer qu' »il n’existe pas d’obligation légale pour le bailleur d’un local situé dans un centre commercial ou une galerie commerciale d’assurer le maintien de l’environnement commercial, qui lui imposerait de maintenir les commerces ouverts ou d’assurer une fréquentation maximale de la galerie commerçante, celui-ci n’étant tenu que d’assurer la délivrance, l’entretien et la jouissance de la chose louée ».
On peut douter de la transposition de ces arrêts de la Cour de cassation à la situation provoquée par la crise sanitaire. Il ne s’agit en effet pas tant de garantir une fréquentation pour un locataire mais seulement de lui assurer la possibilité d’ouvrir son commerce et de générer ainsi un chiffre d’affaires.
3. La bonne foi (art. 1104 du Code civil)
Dans le cadre du contentieux sur l’obligation de paiement des loyers pendant la crise sanitaire du Covid-19, les juges rappellent à de nombreuses reprises que la bonne foi est un principe essentiel, gouvernant les rapports « bailleur/preneur » tout au long de l’exécution du bail et, en particulier, en temps de crise.
D’un point de vue statistique, il apparaît que sur 17 décisions identifiées :
- – dans 65 % des cas (soit 11 décisions), le juge a rendu une décision favorable au bailleur en rejetant le fondement invoqué par le preneur ;
- – dans 35 % des cas (soit 6 décisions), le juge a rendu une décision favorable au preneur en considérant qu’il s’agirait d’un fondement sérieux au non-paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives (contestation sérieuse en référé et renvoi au fond et/ou fondement possible de suspension du loyer exigible).
Il convient de relever plus particulièrement :
– une décision du 10 juillet 2020 du Tribunal judiciaire de Paris (n°20/04516) selon laquelle le preneur qui « n’a jamais formalisé de demande claire de remise totale ou partielle des loyers et/ou charges dus, ni sollicité d’aménagement de ses obligations sur une période bien déterminée » a manqué à son obligation d’exécuter le bail de bonne foi et doit en conséquence régler l’intégralité du loyer ;
– un communiqué de presse du 15 juillet 2020 du tribunal judiciaire de Paris au sujet de la décision précitée indiquant notamment que « les contrats devant être exécutés de bonne foi selon l’article 1134 devenu 1104 du code civil, les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives. » ;
– une décision en référé du Tribunal judiciaire de Strasbourg du 19 février 2021 rappelle que la Cour de cassation estime qu’un manquement au devoir d’exécution de bonne foi d’une obligation contractuelle ne permet pas au juge de réviser le contrat, mais simplement d’octroyer à la partie adverse des dommages-intérêts correspondant à la réparation du préjudice subi (en ce sens, Cass. 3e civ., 9 déc. 2009, n° 04-19.923).
- Il est en effet de jurisprudence constante que « la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle, [pour autant] elle ne l’autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties » (Cass. 3e ch., 15 déc. 2016, n° 15-22.844).
- Après avoir relevé qu’« une évolution de la jurisprudence sur ce dernier point pourrait toujours avoir lieu au regard des circonstances exceptionnelles que constitue la crise sanitaire due à la pandémie de covid-19 », le Tribunal judiciaire de Strasbourg semble toutefois considérer que le devoir de bonne foi ne doit pas en l’espèce remettre en cause la force obligatoire du contrat pour les raisons suivantes :
- – « il apparaît à tout le moins difficile que les juridictions du fond puissent aller, sur le fondement des mécanismes du droit commun des contrats, au-delà des mesures exceptionnelles et dérogatoires à ce droit mises en œuvre par le Gouvernement et le Parlement » ;
- – Il s’agirait de surcroît, non pas de rééquilibrer une relation contractuelle entre deux parties souffrant, par principe, d’une dissymétrie économique mais de transférer en tout ou partie le risque lié à l’activité économique d’un opérateur vers un autre, en l’occurrence d’une enseigne nationale vers un particulier. »
Ainsi, le juge semble examiner au cas par cas le comportement des parties.
Une attention particulière sera portée au degré d’ouverture de chacune des parties pour discuter et négocier une éventuelle adaptation des conditions financières du bail commercial durant les périodes de fermetures administratives.
Il est donc recommandé à chacune des parties de faire preuve de « bonne volonté » en invitant l’autre partie à la table des négociations.
Le comportement d’une partie – se montrant de bonne foi et force de proposition – pourrait avoir une influence sur la décision prise par le juge, en cas de contentieux judiciaire.
4. L’imprévision (article 1195 du code civil)
L’alinéa 1 de l’article 1195 du Code civil dispose que : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. »
Ce texte n’étant pas d’ordre public, il est souvent écarté conventionnellement pour ne pas affecter la force obligatoire du bail commercial.
Par ailleurs, il convient de relever un arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 12 décembre 2019 (n°18/07183) rendu antérieurement à la crise sanitaire du Covid-19, ayant considéré que l’article 1195 du Code civil n’était pas applicable au statut des baux commerciaux.
Dans le contexte de la crise sanitaire du covid-19, l’imprévision a été très peu invoquée par les parties puisque sur seulement 3 décisions identifiées :
- – dans 67 % des cas (soit 2 décisions), le juge a rendu une décision favorable au bailleur en rejetant le fondement invoqué par le preneur ;
- – dans 33 % des cas (soit 1 décision), le juge a rendu une décision favorable au preneur en considérant qu’il s’agirait d’un fondement sérieux au non-paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives (contestation sérieuse en référé et renvoi au fond et/ou fondement possible de suspension du loyer exigible).
Le Tribunal de commerce de Paris en référé, par une décision du 11 décembre 2020, (n°2020035120) a écarté son application au motif que « le montant du loyer contractuellement dû est resté le même pendant les évènements et n’est donc pas devenu « excessivement onéreux » tandis que le Tribunal judiciaire de Paris en référé par une décision du 21 janvier 2021 (n°20/55750) considère qu’ « il ne peut être jugé en référé, compte tenu de l’existence de ces circonstances imprévisibles ainsi que des négociations engagées, que les loyers échus pendant cette période du troisième trimestre 2020 sont exigibles en intégralité« .
L’imprévision ne paraît pas être l’outil adapté pour remettre en cause l’obligation de paiement de loyers pendant la période de fermeture administrative.
5. La perte de la chose louée (art. 1722 du Code civil)
L’article 1722 du Code civil dispose que : « si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement. »
La Cour de cassation antérieure au Covid-19 a considéré de longue date que la perte de la chose louée ne s’entend pas seulement au sens d’une perte matérielle.
Ainsi, il est couramment admis par la Cour de cassation que l’article 1722 du Code civil peut jouer indifféremment de toute faute du bailleur, dès lors que la perte de la chose louée résulte d’un arrêté administratif de fermeture d’un centre commercial dans lequel se situent les locaux loués (pour un exemple, Cass. Com. 30 octobre 2007, n°07-11.939).
Elle peut être une perte de nature juridique consistant alors « dans l’impossibilité, pour le preneur, de jouir complètement de la chose louée, celle-ci n’eût-elle d’autre part subi aucune altération de sa substance« (M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil français, Contrats civils, LGDJ, 1932, n° 639).
Ainsi, dans le prolongement d’une jurisprudence de la Cour de cassation, un juge du fond du Tribunal judiciaire de La Rochelle, par une décision du 23 mars 2021 (n°20/02428), a considéré que le loyer pour la période du 16 mars au 11 mai 2020 n’est pas dû par le preneur, au motif qu' »il est de droit qu’une décision administrative ordonnant la suspension de l’exploitation d’un commerce équivaut à la perte de la chose louée » .
En référé, de plus en plus de juges ne condamnent pas le preneur au paiement des loyers en considérant que l’invocation du fondement de l’article 1722 du Code civil (perte / destruction de la chose louée) est une contestation sérieuse à l’exigibilité des loyers (par exemple, par une décision récente en date du 12 mai 2021 (20/17489), la Cour d’appel de Paris a jugé qu »‘il est constant qu’en raison de l’interdiction de recevoir du public [le preneur] a subi une perte partielle de la chose louée puisqu'[il] n’a pu ni jouir de la chose louée ni en user conformément à sa destination pendant les périodes de fermeture administrative, l’absence de toute faute du bailleur étant indifférente »).
Le juge de l’exécution du Tribunal judiciaire de Paris, par une décision du 20 janvier 2021, 20/80923, a retenu que « l’impossibilité juridique survenue en cours de bail, résultant d’une décision des pouvoirs publics, d’exploiter les lieux loués est assimilable à la situation envisagée [par l’article 1722 du Code civil] (laquelle a pour effet de libérer le preneur de l’obligation de payer le loyer tant qu’il ne peut jouir de la chose louée) » pour en déduire que l’exigibilité des loyers pendant cette période peut faire l’objet d’une contestation suffisamment sérieuse pour faire échec à l’attribution d’une somme au titre d’une saisie attribution.
Toutefois, la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation semble avoir conditionné le jeu de l’article 1722 du Code civil pour perte juridique de la chose louée à la preuve d’une impossibilité définitive d’utiliser les locaux loués (pour un exemple, Cass. 3ème Civ. 12 mai 1975 n°73-14.051). Par une décision rendue très récemment (6 mai 2021 – 19/08848), la Cour d’appel de Versailles au fond a écarté l’application de l’article 1722 du Code civil au motif qu' »il n’est pas contesté qu’en l’espèce le bien loué n’est détruit ni partiellement ni totalement ; il n’est davantage pas allégué qu’il souffrirait d’une non-conformité, l’impossibilité d’exploiter du fait de l’état d’urgence sanitaire s’expliquant par l’activité économique qui y est développée et non par les locaux, soit la chose louée en elle-même. L’impossibilité d’exploiter durant l’état d’urgence sanitaire est de plus limitée dans le temps, ce que ne prévoit pas l’article 1722 du Code civil, lequel ne saurait être appliqué en l’espèce« .
Dans le même sens, la Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 3 juin 2021 (n°21/01679), a infirmé la décision précitée du 20 janvier 2021 prise par le juge de l’exécution en validant la saisie-attribution pratiquée par le bailleur aux motifs que « le législateur a pris en compte les conséquences pour bailleurs et preneurs de la fermeture des commerces pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, excluant de ce fait l’application à cette situation de l’article 1722 du Code civil« .
En référé, le Tribunal judiciaire de Strasbourg, par une décision du 19 février 2021, a pu lui considérer que les dispositions de l’article 1722 « ne concernent que les hypothèses de destruction totale ou partielle, mais définitive, de la chose louée et ne sont donc manifestement pas applicables aux faits de l’espèce. »
De même en référé, le Tribunal de commerce de Paris, par une décision du 11 décembre 2020 (n°2020035120) a refusé d’assimiler la fermeture administrative du commerce concerné à la perte de la chose louée visée par l’article 1722 du Code civil au motif que « les mesures sanitaires n’ont pas fait cesser [la] mise à disposition [du local] par le bailleur ni la possibilité pour le locataire d’en jouir » . De la même manière, en référé, la Cour d’appel de Lyon, par une décision rendue en référé du 31 mars 2021 (20/05237) a considéré que « l’impossibilité d’exploitation ne [peut] aucunement être assimilée à une destruction, sauf à détourner de leur sens les dispositions [de l’article 1722 du Code civil] ».
Toutefois, d’un point statistique et à cet égard, il convient d’observer que la majorité à ce jour des décisions ont été rendues dans un sens favorable au preneur sur le fondement de l’article 1722 du Code civil.
En effet, puisque sur seulement 16 décisions identifiées :
- – dans 37 % des cas (soit 6 décisions), le juge a rendu une décision favorable au bailleur en rejetant le fondement invoqué par le preneur ;
- – dans 63 % des cas (soit 10 décisions), le juge a rendu une décision favorable au preneur en considérant qu’il s’agirait d’un fondement sérieux au non-paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives (contestation sérieuse en référé et renvoi au fond et/ou fondement possible de suspension du loyer exigible).
Cette étude statistique risque d’évoluer en faveur du bailleur compte tenu des toutes dernières jurisprudences rendues. On retiendra de ce recensement statistique une assez forte résistance des juridictions à considérer que le Covid-19 constitue un évènement libératoire de l’obligation du preneur de payer son loyer.
Il s’agit là d’une position rassurante pour les bailleurs sur la solidité du lien contractuel et des obligations issues de la conclusion d’un bail. Bien entendu, ce constat est à date et ne préjuge pas de ce que pourront décider les juridictions au fond. Le débat sur l’obligation de paiement des loyers pendant les périodes de fermetures administratives ne sera tranché qu’une fois que la Cour de cassation se sera prononcée. La bonne foi dans l’exécution du bail apparaît comme une valeur cardinale, non seulement dans les échanges entre les parties mais également, aux yeux des juges. Les praticiens seront donc inspirés de convaincre leur client de rechercher des solutions équilibrées qui prennent en considération les intérêts respectifs des parties dans la logique d’un partenariat bailleur/preneur.